Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nine, quelle chaleureuse pitié M. de Vigny comprend et déplore les souffrances de ces âmes délicates froissées par le contact brutal des choses ! comme il réclame pour elles la vie et la rêverie, c’est-à-dire le pain et le temps ; en l’écoutant on lui donne raison, tellement sa voix est éloquente, et cependant qui jugera si le poète est vraiment un poète et si la société doit le nourrir oisif jusqu’à ce que l’inspiration lui descende du ciel ? — En croira-t-on les affirmations de l’orgueil ou les avis de la critique, et le bruit populaire ? Mais arrivé là, déjà l’écrivain n’a plus besoin d’aide.

— Personne a-t-il jamais strictement vécu de sa poésie, excepté ceux qui en sont morts ? nous ne le pensons pas. La poésie n’est pas lin état permanent de l’âme. Les mieux doués ne sont visités par le dieu que de loin en loin ; la volonté n’y peut rien ou presque rien. Seul parmi les ouvriers de l’art, le poète ne saurait être laborieux, son travail ne dépend pas de lui ; aucun — nous le disons sans crainte d’être contredit, même par les illustres — n’est certain le matin d’avoir fini le soir la pièce de vers qu’il commence, n’eût-elle que quelques strophes. Il faut rester accoudé à son pupitre et attendre que de l’essaim confus des rimes une se détache et vienne se poser au bord de l’écritoire, ou bien il faut se lever et poursuivre dans les bois ou par les rues la pensée qui se dérobe. Les vers se font de rêverie, de temps et de hasard ; avec une larme ou un rayon, avec un parfum ou un souvenir.