Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/181

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beauté séraphique que même vers les derniers temps de sa vie l’âge ni les souffrances n’avaient pu altérer, doué d’assez de fortune pour qu’aucune nécessité vulgaire ne le forçât aux misérables besognes du jour, il garda pure, calme, poétique, sa physionomie littéraire. Il était bien le poëte d’Éloa, cette vierge née d’une larme du Christ et descendant par pitié consoler Lucifer. Ce poëme, le plus beau, le plus parfait peut-être de la langue française, de Vigny seul eût pu l’écrire, même parmi cette pléiade de grands poëtes qui rayonnaient au ciel. Lui seul possédait ces gris nacrés, ces reflets de perle, ces transparences d’opale, ce bleu de clair de lune qui peuvent faire discerner l’immatériel sur le fond blanc de la lumière divine. Les générations présentes ont l’air d’avoir oublié Éloa. Il est rare qu’on en parle ou qu’on la cite. Ce n’en est pas moins un inestimable joyau à enchâsser dans les portes d’or du tabernacle. Symeta, Dolorida, le Cor, la Frégate la Sérieuse, montrent partout la proportion exquise de la forme avec l’idée ; ce sont de précieux flacons qui contiennent dans leur cristal taillé avec un art de lapidaire des essences concentrées et dont le parfum ne s’évapore pas. Comme tous les artistes de la nouvelle école, Alfred de Vigny écrivait aussi bien en prose qu’en vers, Il a fait Cinq-Mars, le roman de notre littérature qui se rapproche le plus de Walter Scott ; Stello, Grandeur et servitude militaires, où se trouve le Cachet rouge, un chef-d’œuvre de narration, d’intérêt et de sensibilité