Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/219

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cassait plus de membres qu’un rebouteur n’en eût pu remettre. Il jetait des seaux de couleur contre la toile, il peignait avec un balai ivre ; — ce balai ivre parut très-joli et fit en son temps un effet énorme. Le jury, choisi alors parmi l’Institut, se donnait, tous les ans, le plaisir de lui refuser un ou deux tableaux. On renvoyait, marqués au dos de l’infamante lettre R, comme des barbouillages de rapin, ces cadres si estimés aujourd’hui. Le chef de la jeune école littéraire n’était pas ménagé davantage, et l’on ferait des diatribes lancées contre lui un recueil beaucoup plus long que ses œuvres, considérables pourtant. Quelqu’un qui n’aurait ni vu les tableaux de l’un, ni lu les poésies de l’autre, et ne les connaîtrait tous deux que par ces articles furibonds, ne pourrait s’empêcher de les croire un peintre de dernier ordre et un rimeur détestable.

C’est ainsi que les génies sont salués à leur aurore : étrange erreur dont chaque génération s’étonne après coup, et qu’elle recommence naïvement. Pour bien comprendre l’effet d’horripilation produit à son début par Eugène Delacroix, il faut se rappeler à quel degré d’insignifiance et de pâleur en était venue, de contre-épreuve en contre-épreuve, d’évanouissement en évanouissement, l’école pseudo-classique, reflet lointain de David. Un aérolithe tombé dans un marais, avec flamme, fumée et tonnerre, n’aurait pas causé un plus grand émoi parmi le chœur des grenouilles. Heureusement Eugène Delacroix eut tout d’abord la sympathie du cénacle