procura l’occasion de s’affirmer sur une large échelle à un talent fait pour les grandes choses.
On avait tellement abusé des Grecs et des Romains dans l’école décadente de David, qu’ils étaient en complet discrédit à cette époque. La première manière de Delacroix fut donc purement romantique,
son art, de M. Destouches comme d’un jeune artiste qui annonce le
plus beau style ; à ces espérances il est doux d’en ajouter une nouvelle
et d’annoncer un grand talent dans la génération qui s’élève.
« Aucun tableau ne révèle mieux, à mon avis, l’avenir d’un grand
peintre que celui de M. Delacroix représentant le Dante et Virgile
aux enfers. C’est là surtout qu’on peut remarquer ce jet de talent,
cet élan de la supériorité naissante qui ranime les espérances un
peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste.
« Le Dante et Virgile, conduits par Caron, traversent le fleuve
infernal, et fendent avec peine la foule qui se presse autour de la
barque pour y pénétrer. Le Dante, supposé vivant, a l’horrible
teinte des lieux ; Virgile, couronné d’un sombre laurier, a les couleurs de la mort. Les malheureux condamnés à désirer éternellement la rive opposée s’attachent à la barque. L’un la saisit en vain,
et renversé par son mouvement trop rapide, est replongé dans les
eaux ; un autre l’embrasse et repousse avec les pieds ceux qui veulent aborder comme lui ; deux autres serrent avec les dents ce bois
qui leur échappe. Il y a là l’égoïsme et le désespoir de l’enfer. Dans
ce sujet si voisin de l’exagération, on trouve cependant une sévérité de goût, une convenance locale en quelque sorte, qui relève le
dessin, auquel des juges sévères mais peu avisés ici, pourraient reprocher de manquer de noblesse. Le pinceau est large et ferme, la
couleur simple et vigoureuse, quoique un peu crue.
« L’auteur a, outre cette imagination poétique qui est commune
au peintre comme à l’écrivain, cette imagination de l’art, qu’on
pourrait en quelque sorte appeler l’imagination du dessin et qui
est tout autre que la précédente. Il jette ses figures, les groupe, les
plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de
Rubens. Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à
l’aspect de ce tableau ; j’y retrouve cette puissance sauvage, ardente
mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement. »
[Salon de 1822, ou Collection des articles insérés au Constitutionnel sur l’exposition de cette année. 1 vol. in-8o, par M. A. Thiers (Maradan, Paris, 1822), pages 56 et 57.]