Page:Gautier - Histoire du romantisme, 1874.djvu/58

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idiome étranger, il fallait d’abord se baigner dans l’atmosphère du pays, renoncer à toute idée, à toute critique, se soumettre aveuglément au milieu, imiter autant que possible les indigènes par le geste, la tenue, la physionomie, se nourrir de leurs mets, s’abreuver de leurs boissons ; on voit d’ici tout le système.

Entre autres paradoxes, il prétendait qu’il faut arroser les langues latines avec du vin et les langues anglo-saxonnes avec de la bière, et il assurait que, pour sa part, il devait au stout et à l’extra-stout des progrès étonnants, cette boisson, si foncièrement anglaise, le faisant entrer dans l’intimité du pays, lui causant des sensations, lui suggérant des idées inconnues aux Français et lui révélant des nuances d’interprétation insaisissables pour tout autre.

Il s’était fait une âme anglaise, un cerveau anglais, un extérieur anglais ; il ne pensait qu’en anglais ; il ne lisait plus les journaux de France, ni aucun livre dans sa langue maternelle. Les lettres d’outre-Manche restaient décachetées sur sa table. Il ne voulait être troublé par rien dans ses préparatifs au voyage sur les terres inconnues de Shakspeare.

C’est dans cet état d’esprit que nous le trouvâmes plusieurs années après, vers 1843 ou 44, dans une taverne de High-Holborn, où il s’était installé par économie et pour dîner en plein centre anglais avec de braves gens bourrés de roastbeef et de bière, parfaitement étrangers aux idées, et tels à peu près que devaient être les spectateurs ordinaires du théâ-