Page:Gautier - L’art moderne, Lévy, 1856.djvu/81

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Peindre l’avenir était, certes, une tâche hardie. Notre artiste n’a pas reculé devant elle. A partir de Washington debout sur la dernière marche du présent, un escalier taillé irrégulièrement dans le roc par assises grossières descend dans les entrailles de la terre entr’ouverte en caverne. Sur les premières marches est accroupi un être de forme humaine encore, mais d’une laideur vulgaire, à la physionomie basse, au nez écrasé sur sa face plate par le poing de la trivialité. Le cachet divin a disparu de son front rétréci, qu’il ne pense guère à lever vers le ciel. Comme ces éternels avares de Quintin Metzys [sic], il manie et compte l’or et les billets de banque, accoudé à un ballot de coton. Autour de lui, comme un vil détritus, gisent brisés les nobles symboles de l’art : la poésie est morte, l’industrie règne seule ; les instincts supérieurs s’éteignent, l’âme s’évapore, la beauté disparaît, les besoins seuls parlent.

Plus bas, des êtres qui n’ont presque plus rien d’humain, se battent et s’étranglent en se disputant une abjecte nourriture : les profils se dégradent, les formes bestiales font dévier les contours, la brute reprend l’homme : les types monstrueux de l’Inde et de l’Egypte reparaissent, moins leur grandeur et leur jeunesse ; ce ne sont plus les exagérations d’une nature débordante de sève, mais les pullulations malsaines d’un monde en décomposition, mais les enflures, la gibbosité, l’atrophie, les bras qui se déjettent, les genoux qui deviennent cagneux, des tortillements de mandragore, des nodosités de vipères ; l’animalité a repris tout à fait le dessus. Au fond des bêtes aussi dégradées que les hommes rongent parmi des ruines et des broussailles des restes des carcasses et des os déjà dépouillés.