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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Néanmoins elles nous sont encore chères ces pauvres œuvres d’une décadence qui dure encore. Nous n’ouvrons pas sans quelque émotion ces manuscrits où sont renfermés les Romans en prose du xve siècle. Il en est de magnifiques et qui sont destinés aux collections des princes et des nobles : les miniatures y éclatent ; le texte, disposé sur deux colonnes, est d’une écriture anguleuse et longue, mais très-soignée. Il en existe aussi de plébéiens, sur un papier épais et gras, mal écrits nullement illustrés, sans lumière et sans beauté. Je leur préfère ces Romans incunables qui, depuis le Fierabras de 1478, se sont multipliés à l’infini parmi des populations qui étaient véritablement avides de la lecture de nos vieilles Chansons plus ou moins « transformées ». Vous les connaissez, ces plaquettes des xve et xvie siècles, avec leurs titres rouges et noirs, leurs vignettes plus que naïves, l’indication finale du libraire qui les vend et de l’enseigne de sa boutique ; leur date par le jour et l’année, leurs briefves recollections par chapitres et leur écriture gothique, qui va bientôt, hélas ! être remplacée par la vulgarité des lettres romaines. La plupart de ces caractères ont persisté dans la « Bibliothèque bleue ». La Bibliothèque bleue, qu’on le sache bien, n’est que la continuation fort exacte des Romans en prose manuscrits et incunables. Dès le xviie siècle, c’est à Troyes qu’elle a sa manufacture centrale. Et néanmoins, après avoir rendu justice aux Oudot, on ne saurait oublier, sans quelque ingratitude, les éditions des Costé de Rouen et des Rigaud de Lyon. Salut ! salut ! pauvres vieux livres dédaignés qui portez encore aujourd’hui, en 1871, l’estampille de « Garnier, imprimeur-libraire, rue du Temple, à Troyes » ! Salut ! laideurs vénérables ! Salut ! derniers vestiges de notre Épopée nationale, dernières œuvres qui me parlez de mon Roland ! Votre vieux papier laid et gris ne m’effraie point : il m’enchante. Vos caractères trente fois usés me plaisent davantage que les plus purs elzéviriens. Vos gravures, dignes des Mohicans et des Peaux-Rouges, me ravissent délicieusement, et je m’oublie à les contempler…

Les caractères intimes de ces œuvres médiocres seraient de