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INTRODUCTION

nature à me décourager davantage[1]. Nos translateurs n’ont rien compris au modèle qu’ils traduisaient, et leur translation est, d’un bout à l’autre, une note fausse qui fait grincer les dents, un contre-sens qui met l’esprit en rage. Ces clercs du XVe siècle étaient de pauvres esprits, et qui surtout n’ont jamais eu le sens de la poésie populaire. Ils ont soigneusement étouffé tout l’élément héroïque de nos vieux poëmes ; ils ont mis leur éteignoir sur ce feu splendide ; ils ont costumé Charlemagne et les douze Pairs à la mode de leur temps et les ont transformés en beaux seigneurs bourguignons de 1450. Nos héros, à leur école, deviennent galants, et, qui pis est, pédants. La foi rude de notre Roland primitif, qui déjà s’était transformée en piété verbeuse dans nos remaniements du XIIIe siècle, devient ici une sorte de rage théologique. Des impuretés plus ou moins voilées se mêlent étrangement à des considérations symboliques et mystiques. Encore un coup, tout s’allonge, tout se décolore, tout languit, tout s’éteint. Ce qui avait commencé par l’héroïsme finit par l’élégance. Les éditeurs de la Bibliothèque bleue enlèvent à chacune de leurs éditions nouvelles quelque trait ancien de plus, quelque vieux mot, quelque vigueur[2]. En comparaison de ces platitudes, la Chronique de

  1. Certains Romans en prose comblent heureusement les lacunes des Romans en vers ; mais ce fait n’est pas applicable à la légende de Roland.
  2. Pour donner une idée de nos derniers Romans en prose, nous allons citer un chapitre de Gallien restauré, que l’on pourra facilement comparer avec le passage correspondant de notre vieux poëme : « Comme le roi Marsille mena à Roncevaux quatre cens mille Turcs contre les douze Pairs de France, à cause de la trahison qu’il avoit faite avec Ganelon. — Pendant que Charlemagne et le duc Naimes étoient à parler des douze Pairs, le traître Ganelon, qui les avoit vendus au roi Marsille, les détournoit toujours d’aller à leur secours par son faux langage, à cause des deniers qu’il avoit reçus. Le roi Marsille se prépara et mena avec lui quatre cent mille païens pour en aller faire l’expédition. Ce n’étoit que trop ; car les troupes du roi Charlemagne n’étoient que vingt mille. Hélas ! traître Ganelon, quel déplaisir t’avoit fait Roland, qui étoit ton bon et loyal ami ? Que t’a fait ce noble Olivier, son compagnon ? Que t’a fait le bon archevêque Turpin et tous les autres ? Certes, il falloit être aussi méchant que tu l’es pour faire une telle action ! Ô noble Charlemagne, si tu eusses su la trahison, tu eusses tôt mis remède. Le roi Marsille exploita tant qu’il arriva à Roncevaux. Quand Olivier vit tant