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INTRODUCTION

chaient encore de prix qu’à la brutalité militaire et aux coups de lance. Nous étions une grande race poétique, quand la plupart des autres peuples n’étaient encore que de petites races militaires et nomades. Et ce n’était pas encore assez de gloire pour nos pères : leur poésie fut de celles qui ont des ailes, qui voyagent. Si belle que fût la France, cette poésie au vigoureux essor ne consentit pas à y demeurer enfermée : elle prit son vol et fit le tour de l’Europe. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne l’ont vue et admirée. Elle a chanté devant tous ces peuples, et ils ont gardé le souvenir de ces chants qu’ils ont traduits dans toutes leurs langues. C’est ainsi que nos Chansons de geste, c’est ainsi que des poëmes français, consacrés à des héros français, ont inspiré toutes les littératures de l’Europe. Mais, parmi nos vieux poëmes, il n’en est pas dont la popularité à l’étranger ait égalé celle du Roland...

L’Allemagne prétend que Charlemagne lui appartient et n’a rien de français : cette inadmissible prétention n’est pas justifiée par l’histoire littéraire. C’est nous, Franks, qui avons gardé le souvenir vivant du grand Empereur ; c’est nous qui lui avons fait une popularité immortelle ; c’est nous qui l’avons aimé et chanté : donc il nous appartient, donc il est à nous. Si subtile que soit l’érudition allemande, elle n’a pu, avant le xiie siècle, avant l’introduction de nos romans français, rien découvrir en Allemagne qui ressemblât à un chant, à une épopée populaire dont Charlemagne fût le héros. Les deux mille vers de la Kaisercronik[1], qui sont consacrés au fils de Pépin, ne sont pas une œuvre épique. Elle renferme quelques légendes singulières et qu’on ne retrouve pas ailleurs ; mais il est douteux qu’elle soit antérieure à l’invasion victorieuse des traditions françaises.

En réalité, le plus ancien poëme allemand qui ait unique-

  1. La Kaisercronik a été publiée en 1849, par Massmann, à Quedlinburg, (3 vol.) ═ V. sur cette œuvre, dont quelques traits ne se trouvent nulle part ailleurs, notre note du v. 96, et surtout l’Histoire poétique de Charlemagne (p. 278). Nous avons eu lieu, dans le cours de ce chapitre, de nous reporter souvent au livre de M. Gaston Paris.