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INTRODUCTION

L’Italie alors (le fait est attesté par de précieux textes que Muratori a recueillis), toute l’Italie est parcourue, à l’égal de la France, par les « jongleurs de gestes[1] ». Ils s’arrêtent sur les places de ces belles villes, toutes entourées de grands palais féodaux ; ils font retentir leurs vielles et chantent les héros français, Olivier, Roland, Charlemagne. La foule s’entasse autour d’eux, frémissante. Des héros italiens on ne sonne mot. La France et ses chevaliers suffisent alors, et suffisent largement à alimenter l’enthousiasme de toute l’Europe. Mais ce n’est là que la première période de cette curieuse histoire de notre légende en Italie. Il faut en venir à des preuves littéraires, à des documents écrits. La France (écoutez bien ceci) va faire ici plus qu’elle n’a fait nulle part ailleurs. Elle ne va pas seulement prêter ses traditions épiques à une nation étrangère : elle va lui imposer sa langue. Voici l’époque de ces Romans franco-italiens dont on a déjà tant parlé. J’entends par là ces poëmes écrits en un français plus ou moins grossièrement italianisé, tels que le Roland de Venise[2] ; tels aussi que la Prise

  1. Les textes suivants attestent la popularité de ces jongleurs qui, entre vingt autres héros, chantaient surtout Roland. Transportons-nous, durant le xiiie siècle, à Milan : nous y entendrons retentir les noms d’Olivier et de son ami, l’immortel neveu de Charles. « Cantabant histriones de Rolando et Oliverio. » (Muratori, Antiquitates italicœ, Dissertatio xxix, t. II, col. 844.) Et la foule se presse à tel point autour de ces chanteurs populaires qu’il faut, en 1288, défendre aux cantatores Francigenarum de s’arrêter sur les places de Bologne, où ils deviennent le centre d’attroupements trop épais et dangereux pour la sécurité publique : « Ut cantatores Francigenarum in plateis ad cantandum omnino morari non possint. » (Muratori, l. I.) Or, ces Francigenæ, qu’étaient-ils, sinon Charlemagne et son neveu ? « Malgré tout, ajoute M. G. Paris, le goût du peuple pour ces rapsodes ne se refroidit pas : il était encore aussi vif au xve siècle qu’au xiiie, comme nous le montre une historiette racontée par le Pogge. Il s’agit d’un honnête bourgeois milanais qui, ayant entendu un de ces gens qui chantent au peuple les gestes des héros (qui gesta heroum ad plebem, decantant) raconter la mort de Roland, rentre chez lui plongé dans une telle douleur, que sa femme et ses proches ne peuvent qu’à grand’peine l’en consoler. » (Fac. 81, édit. de Jean Petit, Paris, 1511.)
  2. Il s’agit ici du texte qui, parmi les Manuscrits français de la Bibliothèque Saint-Marc, porte le no iv. — Quant au no vii, il renferme au autre Roland ; mais c’est un remaniement dont la langue n’est pas italianisée.