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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

siècles plus tard, ce Joinville qui est peut-être le type le plus pur du Français au moyen âge ? Enfin, voici une autre, voici une dernière question : « Étions-nous un peuple chanteur ? » Tacite et Éginhard vont répondre. L’un dit des Germains, qui allaient bientôt envahir notre sol et se fondre avec nos pères : Celebrant carminibus antiquis originem gentis conditoresque[1]. L’autre nous montre chez les Franks, qui déjà avaient opéré leur fusion avec nous, barbara et antiquissima carmina quibus veterum actus et bella canebantur[2]. Donc, nous savions chanter, et nous chantions ; donc, notre peuple avait vingt fois toutes les conditions requises pour enfanter une Épopée. Il n’y manqua point.

Il est beau de savoir chanter ; mais encore faut-il trouver une digne matière à ses chants. Faute d’un noble sujet, toute Épopée languit et meurt. La nôtre se fût flétrie en son germe ; mais voici Charlemagne : elle vécut. Nous avons dit ailleurs que sans cet homme prodigieux nous n’aurions pas possédé de poésie profondément nationale. On nous a reproché cette hyperbole[3] : nous ne nous en dédisons pas. Quelques chants provinciaux, tels que les Lorrains et Raoul de Cambrai, eussent peut-être conquis sans Charlemagne une popularité restreinte dans l’espace et restreinte dans le temps : œuvre de poëtes mal baptisés, poëmes vraiment barbares qui ne sont l’expression ni de la pensée française, ni de la pensée chrétienne. Mais sans Lui rien de national, rien de beau, rien de durable. Ce colosse se tient debout à l’entrée du moyen âge,

  1. Germania, cap. ii. — Cf. ce texte des Annales (II, 88) : « Canitur adhuc barbaras apud gentes, » et Jornandès (De Gothis, cap. iv) : « Quemadmodum et in priscis Gothorum carminibus pene historico ritu in commune recolitur. »
  2. Vita Karoli, cap. xxix. (Œuvres complètes d’Éginhard, édition de la Société de l’Histoire de France, I, 88.) Cf. le texte précieux de la Vie de saint Ludger, premier évêque de Munster, par Altfrid (première moitié du IXe siècle). Le Saint guérit un aveugle qui antiquorum actus regumque certamina bene noverat psallendo promere. » (Acta sanctorum Bollandiana, 26 mars.)
  3. Paul Meyer, Recherches sur l’Épopée française, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 28e année, p. 327.