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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

tage) payé. Le lendemain, il partait tout radieux, et promettait parfois de revenir.

Nous venons de considérer Roland dans son rapport avec la société féodale ; mais ce poëme offre aussi une beauté absolue qui est de tous les temps et que tous les hommes admireront. Or, voilà ce qui assure la durée de l’Œuvre d’art : ce sont ces éléments qui ne sont pas faits pour plaire uniquement à telle ou telle époque, à telle ou telle société. C’est par là qu’a vécu l’Iliade, et que Roland vivra.

Que notre poëte ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c’est ce que nous ne croirons jamais, malgré tous les efforts de M. Génin pour nous convaincre. L’auteur du Roland écrivait en toute simplicité, comme il pensait, et ne songeait que le moins possible à l’effet. Rien n’est plus spontané qu’une telle poésie. Cela coule de source, très-naturellement et placidement. C’est une sorte d’improvisation dont la sincérité est vraiment incomparable. Nulle étude du « mot de la fin », ni de l’épithète, ni enfin de ce que tous les modernes appellent le style. Rien qui ressemble aux procédés de Dante, même de très-loin. Notre épique, d’ailleurs, est un ignorant. Qu’il connût la Bible, j’y consens, et le miracle du soleil arrêté par Charlemagne ressemble trop à celui que Dieu fit pour Josué. Mais je nie qu’il ait lu Virgile, ni Homère. S’il est un trait qui rappelle dans son œuvre le Dulces moriens reminiscitur Argos[1], c’est une de ces rencontres qui attestent seulement la belle universalité de certains sentiments humains. L’épithète homérique est également un procédé commun à toutes les poésies qui commencent. On n’a pas assez remarqué qu’elle fleurit peu dans le Roland, et que, tout au contraire, elle abonde dans nos poëmes postérieurs, où déjà elle tourne à la formule. Nous avons dit plus haut ce que nous pensons des couplets similaires ; mais il est, dans notre Chanson, d’autres répétitions qui sont consacrées par

  1. Au moment où Roland va mourir : De plusurs choses à remembrer li prist, — De tantes teres eume li bers cunquist, — De dulce France, etc. (vers 2,377—2,379.)