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INTRODUCTION

sorte de violon. C’est un jongleur, et l’un de ceux qui chantent uniquement les vieilles Gestes. On l’accueille, on lui fait fête. Après le dîner, il se lève, promène sur sa vielle le gros archet très-recourbé, annonce en bons termes qu’il va chanter, réclame modestement le silence, et, d’une voix élevée, commence ainsi qu’il suit : « Carles li magnes ad Espaigne guastede, — Les castels pris, les citez violées[1]. Et, comme il est en belle humeur, frais et dispos, il ne s’arrête qu’au moment de la mort de Roland : L’anme del Cunte menent en Pareïs[2]. Après chaque laisse, il jette le cri aoi, exécute une ritournelle et reprend, d’une voix aiguë, le premiers vers du couplet suivant. C’est ainsi que se chantaient toutes nos Épopées françaises, c’est ainsi que se chantait notre Roland

Et maintenant, relisez le vieux poëme, et demandez-vous quelle impression il devait produire sur ces barons du xie siècle dont j’ai, tout à l’heure, essayé d’esquisser le portrait. Ils se retrouvaient tout entiers dans ces vers. Cette poésie était faite à leur image. C’était le même feu pour la Croisade, le même idéal ou le même souvenir de la Royauté française et chrétienne, le même amour pour le sang versé et les beaux coups de lance. Roland n’est, pour ainsi parler, qu’un coup de lance sublime… en quatre mille vers. Je crois entendre les cris de joie que jetait l’auditoire quand le jongleur lui montrait un Sarrazin coupé en deux, lui et son cheval, d’un seul et même effort. Les enfants eux-mêmes, uniquement élevés dans les idées militaires, devaient faire chorus et jouer le lendemain « au Sarrazin ». Et l’un d’eux, le plus fort, devait dire aux autres : « C’est moi qui suis Roland, » comme aujourd’hui : « C’est moi le général. » Quant aux femmes, elles ne s’étonnaient point du peu de place que tenait la Femme dans ces chants virils. Elles sentaient dans ce silence je ne sais quel fond de respect, et savaient s’en contenter. Bref, le succès était immense, et le jongleur se retirait acclamé, fêté, et (ce qu’il estimait davan-

  1. Vers 703, 704.
  2. Vers 2,396.