Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/83

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
lxxxiij
HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Mais, au moment même où nous écrivions les lignes précédentes, M. G. Paris, dans son De pseudo Turpino[1], faisait faire à la science un pas plus large et décisif. Sa Dissertation est, jusqu’à ce jour, le dernier mot sur la question. Elle peut passer, d’ailleurs, pour un bon spécimen de la critique moderne. Et c’est à ce titre aussi que nous allons la résumer.

Le principal mérite du jeune érudit est d’avoir nettement distingué, dans la Chronique du faux Turpin, deux parties qui ne sont ni du même temps, ni du même esprit, ni du même auteur. Il ne sera plus permis désormais de confondre les cinq premiers Chapitres avec les suivants...

Il est aisé de se convaincre que le premier de nos deux auteurs connaît l’Espagne de visu, et même un peu les choses musulmanes, tandis que le second emprunte servilement à nos poëmes ses noms de lieux et ses noms d’hommes. L’un n’a jamais eu l’intention de se faire passer pour Turpin, et, s’il nomme le trop fameux Archevêque, c’est une seule fois, et à la troisième personne ; l’autre, au contraire, dit perpétuellement, et non sans impudence : « Moi, Turpin, j’ai fait et dit telle ou telle chose. » L’un est une âme sincère, l’autre un fourbe. Le premier ne cite que Charlemagne parmi les Français ; le second a tout un arsenal de héros qui sont, pour la plupart, ceux de nos Chansons de geste. L’un ne cherche qu’à étendre la gloire de l’apôtre saint Jacques : c’est là son principal, son unique objectif, sa pensée fixe, son but, sa vie. Pour le second, le culte de saint Jacques est plus que secondaire (sauf toutefois en un chapitre qui est visiblement d’une autre main). L’un raconte pour prouver ; l’autre pour raconter, et son principal souci est de divertir ses lecteurs. Si l’on veut bien en outre relire les cinq premiers Chapitres, on verra qu’ils forment par eux-mêmes un tout merveilleusement complet, et se terminant très-logiquement par le retour en France de l’empereur Charles qui a comblé de bienfaits le pèlerinage et l’église de Saint--

  1. En 1865, chez Franck, in-8o. — C’était une thèse latine pour le Doctorat ès lettres. Nous allons en donner l’analyse.