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le collier des jours

aussi haute que notre maison ; et sa hauteur était faite d’un amoncellement de bêtes mortes.

Ces bêtes, tout aplaties et roides, n’étaient sans doute que des peaux, — je comprends cela en y repensant ; — mais elles n’en étaient que plus stupéfiantes. Des hommes criaient, en fouaillant d’énormes chevaux, dont les fers glissaient et claquaient sur le pavé.

Cette voiture, ces hommes, pour moi, n’étaient pas de ce monde ; ils venaient d’où allaient les morts et y retournaient.

Jamais vision de poète, descente aux enfers, descriptions d’épouvantes et de cataclysmes ne m’ont redonné une impression aussi intense. J’eus le sentiment de l’inexorable ; des dangers de vivre ; du destin qui frappe soudainement, et de l’inconnu effrayant, où s’en vont des charretées de victimes.

Quand un des hommes d’un geste violent, envoya au bout de sa fourche ma pauvre chèvre blanche, tout en haut, sur cet entassement de bêtes mortes, je suffoquai, comme si une main eût serré ma gorge, et je cachai dans les jupes de ma nourrice ma figure mouillée de larmes.

Longtemps, longtemps je fus hantée par le cauchemar de cette voiture sinistre, emportant à jamais la première bête que j’aie aimée.