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LE COLLIER DES JOURS

pont, penchés au-dessus du parapet, nous regardions ce fleuve d’encre s’enfuir dans la nuit en déchiquetant quelques reflets d’étoiles qu’il emportait aussitôt… Il nous semblait qu’il voulût emporter le pont, emporter la ville.

Une large lune, rougeâtre comme une braise sous des cendres, monta, au-dessus des pignons et des silhouettes inégales des maisons riveraines. Elle laissa tomber dans le fleuve une traînée sanglante, que l’eau secoua et éparpilla follement.

Nous restions là, un peu étourdis par ce spectacle, quand, soudain, un chant se fit entendre, comme submergé par ce tumulte d’eaux, distinct et fort cependant. Est-ce que nous rêvions ?… Ce chant, nous le connaissions bien : c’était celui des matelots du Vaisseau Fantôme… Quoi ! est-ce que le navire maudit venait errer la nuit sur ce fleuve innavigable ?

Nous nous penchions vers l’eau noire, mais nous ne voyions rien. Les voix étaient toutes proches, cependant : on eût dit que le navire invisible passait sous l’arche même du pont…

Nous étions singulièrement troublés, et, quand les voix se turent, nous nous éloignâmes sans vouloir approfondir le mystère, évitant de nous