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LE COLLIER DES JOURS

lui pressant les mains, baisant ses vêtements, dans une sorte d’adoration. Le Maître remerciait en riant, les yeux humides ; il nous entraîna vite hors des groupes.

— Les braves gens ! disait-il, ils ne m’ont pas oublié encore.

Alors il nous raconta ce qu’avait été pour lui cette terre d’exil.

— J’y suis arrivé comme un criminel, chassé de sa patrie, ne sachant où se réfugier. C’est dans ce village même que je vins d’abord. Le soir, au moment où, triste et abattu, j’allais m’endormir dans une chambre inconnue, un chœur d’hommes éclata sous ma fenêtre, accompagné par des cuivres et des harpes. M’étant rhabillé, j’ouvris les volets et je vis sur le lac plusieurs barques illuminées, chargées d’hommes qui chantaient. Avec quelle émotion je les écoutai ! Ils chantaient de ma musique, des fragments de mes opéras ! Je n’y pouvais croire. Comment ! tandis que je fuyais une patrie qui me haïssait, dans ce village perdu, j’étais aimé, on connaissait mes œuvres et on me souhaitait ainsi la bienvenue ?… J’ai vécu quelque temps parmi ces braves Suisses et je leur garde une profonde reconnaissance, car,