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BRIGANDS POUR LES OISEAUX.

ronfler bientôt comme un chantre ; les femmes s’étaient blotties au fond, sous la banne, où les toiles ployées des décors représentaient une espèce de matelas, comparativement moelleux. Malgré le grincement affreux des roues, qui sanglotaient, miaulaient, rauquaient, râlaient, tout le monde s’endormit d’un sommeil pénible, entremêlé de rêves incohérents et bizarres, où les bruits du chariot se transformaient en ululations de bêtes féroces ou en cris d’enfants égorgés.

Sigognac, l’esprit agité par la nouveauté de l’aventure et le tumulte de cette vie bohémienne, si différente du silence claustral de son château, marchait à côté du char. Il songeait aux grâces adorables d’Isabelle, dont la beauté et la modestie semblaient plutôt d’une demoiselle née que d’une comédienne errante, et il s’inquiétait de savoir comment il s’y prendrait pour s’en faire aimer, ne se doutant pas que la chose était déjà faite, et que la douce créature, touchée au plus tendre de l’âme, n’attendait pour lui donner son cœur autre chose, sinon qu’il le lui demandât. Le timide Baron arrangeait dans sa tête une foule d’incidents terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amener ce formidable aveu dont la pensée seule lui serrait la gorge ; et cependant cet aveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal étouffés, l’empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle, les réponses distraites qu’il faisait aux comédiens, l’avaient déjà prononcé de la façon la plus claire. La jeune femme,