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LE CAPITAINE FRACASSE.

D’ailleurs cette inégalité est le propre des lunatiques et dévoyés de cervelle ; elle existe aussi dans leurs gestes détraqués qui ne concordent pas exactement au sens des paroles, désaccord dont l’artiste habile peut tirer des effets comiques. Blazius était d’avis que Sigognac prît le demi-masque, c’est-à-dire cachant le front et le nez, pour garder la tradition de la figure et mêler sur son visage le fantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôles moitié faux, moitié vrais, caricatures générales de l’humanité dont elle ne se fâche point comme d’un portrait. Entre les mains d’un comédien vulgaire un tel rôle peut n’être qu’une plate bouffonnade propre à divertir la canaille et à faire hausser les épaules aux honnêtes gens, mais un acteur de mérite peut y introduire des traits de naturel et représentant mieux la vie que s’ils étaient concertés.

L’idée du demi-masque souriait assez à Sigognac. Le masque lui assurait l’incognito et lui donnait le courage d’affronter la foule. Ce mince carton lui faisait l’effet d’un heaume à visière baissée à travers laquelle il parlerait d’une voix de fantôme. Car le visage est la personne même, le corps n’a pas de nom, et la face cachée ne se peut connaître : cet arrangement conciliait le respect de ses aïeux et les nécessités de sa position. Il ne s’exposait plus devant les chandelles d’une façon matérielle et directe. Il n’était ainsi que l’âme inconnue vivifiant une grande marionnette, nervis alienis mobile lignum ; seulement il habitait l’intérieur de cette marionnette au lieu d’en tirer ex-