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LE CHARIOT DE THESPIS.

voir de loin levant ses longues jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligé de s’arrêter pour attendre le reste de la troupe ; ayant pris dans ses rôles l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville ni à la campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de profondeur ; et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assez haut monté sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargés d’une botte d’herbe ou d’un fagot de bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terre et jeta les brides au domestique, dont les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle la pâleur d’une émotion profonde. Le moment