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L’AUBERGE DU SOLEIL BLEU.

gros ventre, aux membres grêles, au teint fiévreux, vêtus de chemises en guenilles, trop courtes par derrière ou par devant, ou même d’une simple brassière lacée d’une ficelle, nudité qui ne paraissait gêner leur innocence non plus que s’ils eussent habité le paradis terrestre. À travers les broussailles de leur chevelure vierge du peigne brillaient, comme des yeux d’oiseau de nuit à travers les branchages, leurs prunelles phosphorescentes de curiosité. La crainte et le désir se disputaient dans leur contenance ; ils auraient bien voulu s’enfuir et se cacher derrière quelque haie, mais le chariot et son chargement les retenaient sur place par une sorte de fascination.

Un peu en arrière sur le seuil de sa chaumine, une femme maigre, au teint hâve, aux yeux bistrés, berçait entre ses bras un nourrisson famélique. L’enfant pétrissait de sa petite main déjà brune une gorge tarie un peu plus blanche que le reste de la poitrine et rappelant encore la jeune femme dans cet être dégradé par la misère. La femme regardait les comédiens avec la fixité morne de l’abrutissement, sans paraître bien se rendre compte de ce qu’elle voyait. Accroupie à côté de sa fille, la grand’mère, plus courbée et plus ridée qu’Hécube, l’épouse de Priam, roi de l’Ilion, rêvassait le menton sur les genoux et les mains entrecroisées sur les os des jambes, en la position de quelque antique idole égyptiaque. Des phalanges formant jeu d’osselets, des lacis de veines saillantes, des nerfs tendus comme des cordes de guitare, faisaient ressembler ces pauvres vieilles mains tannées à une