Page:Gautier - Le capitaine Fracasse, tome 2.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
55
LE PONT-NEUF.

après avoir fait un bout de toilette se réunirent dans une salle basse où était servi le souper auquel ils firent fête en gens affamés et altérés. Blazius, clappant de la langue, proclama le vin bon et se versa de nombreuses rasades, sans oublier les verres de ses camarades, car ce n’était point un de ces biberons égoïstes qui rendent à Bacchus un culte solitaire ; il aimait presque autant faire boire que boire lui-même ; le Tyran et Scapin lui rendaient raison ; Léandre craignait, en s’adonnant à de trop fréquentes libations, d’altérer la blancheur de son teint et de se fleurir le nez de bourgeons et bubelettes, ornements peu convenables pour un amoureux. Quant au Baron, les longues abstinences subies au château de Sigognac lui avaient donné des habitudes de sobriété castillane dont il ne se départait qu’avec peine. Il était d’ailleurs préoccupé du personnage entrevu dans la cuisine et qu’il trouvait suspect sans pouvoir dire pourquoi, car rien n’était plus naturel que l’arrivée d’un voyageur dans une hôtellerie bien achalandée.

Le repas était gai : animés par le vin et la bonne chère, joyeux enfin d’être à Paris, cet Eldorado de tous les gens à projets, imprégnés de cette chaude atmosphère si agréable après de longues heures passées au froid dans une charrette, les comédiens se livraient aux plus folles espérances. Ils rivalisaient en idée avec l’hôtel de Bourgogne et la troupe du Marais. Ils se voyaient applaudis, fêtés, appelés à la cour, commandant des pièces aux plus beaux esprits du temps, traitant les poëtes en grimauds, invités à des régals par