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les cruautés de l’amour

tout à coup et restais la bouche ouverte, stupide de sa beauté. Je voyais bien que son cœur n’était pas de marbre, et qu’elle ne luttait que contre des préjugés. Aussi, bien souvent, je parlais raison avec elle, assis l’un près de l’autre sur le sable en face de la mer. Elle était trop jeune et trop belle, il était impossible qu’elle fût une veuve inconsolable. Mylord était vieux, laid, égoïste ; ses cheveux étaient roux et rares ; les yeux lui sortaient de la tête ; son nez était incandescent, mais son cœur froid comme la glace ; il s’était attaché comme un boulet à la jeunesse, à la joie, à la beauté de sa femme ; il était peu probable qu’elle l’eût aimé. Donc, dans la vie elle se fût remariée ; elle eût aimé un jeune homme dont le nez eût été pâle et le cœur brûlant. Si je l’avais rencontrée dans un salon, j’aurais peut-être désespéré de l’attendrir, il y aurait eu trop de comparaisons désavantageuses pour moi, trop de cavaliers plus charmants, pour que je m’enhardisse à espérer ; mais, dans cette île déserte où il n’y avait que moi, j’avais quelques chances d’être préféré, et, malgré sa cruauté, l’espoir n’était pas mort dans mon cœur. À tout cela, milady baissait la tête, et soupirait doucement sans me répondre, et les jours se passaient.

Un matin nous sommeillions tous deux sur la