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Page:Gautier - Les Grotesques, 1856.djvu/306

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gagé du monde, ce grand matamore, Georges de Scudéry ! — La seule chose qui me console un peu de la peine que j’ai prise, c’est de penser que je suis le seul homme vivant qui, en cet an de grâce 1843, ait lu un poème épique tout entier, ce qui n’est pas un médiocre régal. — Cependant, si ennuyeux que soient les poètes de cette trempe, j’avoue que je les préfère encore à ceux de cette époque qu’on a l’habitude de vanter. J’aime mieux un poème barbare et ridicule comme l’Alaric, par exemple, plein d’inventions incongrues et singulières, que ces misérables traductions et paraphrases des auteurs grecs et latins faites avec tant de gaucherie et si peu d’intelligence de l’antique qui remplissent les vers de ce temps-là. — Et d’ailleurs Scudéry est un type merveilleux d’une espèce de littérateurs éteinte maintenant, et c’est sous ce rapport que je m’occupe de lui. — C’est le bravache, le fanfaron, le capitaine Fracasse, le Château-fort du sacré vallon, un vrai mâche-laurier qui taille sa plume avec sa rapière, et semble à chaque phrase offrir un cartel à son lecteur ; il est en cela quelque peu cousin du Cyrano. — Mais il y a cependant entre eux plusieurs différences essentielles : la première, et qui suffit pour mettre un abîme au milieu d’eux, c’est que le Bergerac était un homme de prodigieusement d’esprit ; la seconde consiste en ceci, que Bergerac ne passait guère un jour sans aller sur le pré, et qu’il mettait toutes ses rodomontades en action. Dans le Scudéry il se mêle au caractère de Tranche-Montagne un filon de cuistrerie et de pédanterie qu’on ne trouve pas dans le Cyrano. — Scudéry est plus râpé, plus affamé, plus sale, plus ridicule, plus homme de lettres