Page:Gautier - Les Grotesques, 1856.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

difficile à réaliser. « Il faut tant de qualités à un comédien pour mériter le titre de bon, qu’on ne les rencontre que fort rarement ensemble ; il faut premièrement que la nature y contribue, en lui donnant la bonne mine, car c’est ce qui fait la première impression dans l’âme des spectateurs ; qu’il ait le port du corps avantageux, l’action libre et sans contrainte, la voix claire, nette et forte ; que son langage soit exempt des mauvaises prononciations et des accents corrompus qu’on acquiert dans les provinces, et qu’il conserve la pureté du français ; qu’il ait l’esprit et le jugement bons pour l’intelligence des vers, et la force de la mémoire pour les apprendre promptement et les retenir, après, toujours ; qu’il ne soit ignorant ni de l’histoire, ni de la fable ; car autrement il fera du galimatias quoi qu’il en ait, et récitera des choses bien souvent à contre-sens, et aussi hors de tout qu’un musicien qui n’aurait point d’oreille. Les actions mêmes seront d’un mauvais baladin qui saute une heure après la cadence, et de là viennent tant de postures extravagantes, tant de levers de chapeaux hors de saison, comme on en voit sur les théâtres ; enfin il faut encore que toutes ses reparties soient accompagnées d’une hardiesse modeste qui, ne tenant en rien de l’effronté ni du timide, se maintienne dans un juste tempérament ; et pour conclusion, il faut que les pleurs, le rire, l’amour, la haine, l’indifférence, le mépris, la jalousie, la colère, l’ambition, et bref que toutes les passions soient peintes sur son visage, toutes les fois qu’il le voudra. — Or, jugez maintenant si un homme de cette espèce est beaucoup moins rare que le phénix. »