Page:Gautier - Les Roues innocents.djvu/15

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ombres légères et discrètes, autour de la table ; et, se penchant mystérieusement à l’oreille des convives, marmottaient : Monsieur, ou : Madame (selon le sexe), désire-t-il — ou désire-t-elle du vin de Xérès, de Madère ? — des côtelettes d’agneau aux pointes d’asperges ? — du vol-au-vent de turbot ? — du faisan truffé ? — d’un ton de voix lugubre et d’un air de tristesse profonde peu en harmonie avec le sens des phrases prononcées, mais destiné à imiter le sérieux du service anglais. — À voir la mine compassée et funèbre de ces « desservants du temple de Comus, » des bourgeois ingénus les eussent plutôt pris pour des fossoyeurs allant s’enterrer eux-mêmes, que pour les dispensateurs de l’ivresse et de la gaieté.

Cependant, grâce aux soins silencieux, mais actifs, de ces Ganymèdes fantômes, la tranquillité ordinaire du premier service commençait à faire place à l’animation ; une rumeur confuse, composée du bruit des entretiens particuliers, flottait en bourdonnant au-dessus de la table, et déjà, pour se faire entendre, il était nécessaire de grossir la voix. La flamme des bougies chauffait avec force, et les fleurs groupées dans les corbeilles du surtout dégageaient des parfums pénétrants.

Une voix haute et stridente, celle du baron Rudolph, lança au travers du tumulte des conversations et du bruit des fourchettes cette motion, qui eut à l’instant beaucoup d’approbateurs :

— Pourquoi ne jette-t-on pas par la fenêtre cet affreux système de cuivre-doré qui, sous prétexte d’ornement, nous empêche de voir Amine et Florence ?

En disant ces mots, Rudolph étendit la main vers une des pièces du surtout chargée de fruits confits et de bonbons, comme s’il eût voulu joindre l’action à la parole.

Les valets mélancoliques s’avancèrent, et, en un