Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

deux sonneurs, et notre ami Théodore était seul.

Je l’avoue en rougissant, il était seul, malgré le célèbre adage : Celui qui boit seul est indigne de vivre. Adage si religieusement suivi dans tout État un peu civilisé.

Il était seul, c’est-à-dire il le paraissait ; car un soupir profond, parti de dessous la table, vint révéler tout à coup un compagnon chaviré, et rendre plus facile à expliquer le nombre formidable de flacons vides ou brisés qui encombraient le guéridon et la table.

Théodore laissa tomber de haut, et avec un air d’ineffable pitié, un regard incertain et hébété sur la masse informe qui se remuait dans l’ombre, et aspira bruyamment une gorgée de fumée.

— Oh ! Théodore, ton chien de carreau est dur comme un cœur de femme ; tends-moi la main, que je me relève et que je boive : j’ai soif.

— Si tu veux, je vais te passer ton verre, répondit Théodore, sentant dans sa conscience qu’il était au-dessus de ses forces de relever son camarade. Peut-on se soûler comme cela !… Fi, l’ivrogne, ajouta-t-il par manière de réflexion.

— Âme dénaturée, reprit avec un sérieux comique la voix d’en-bas, tu ne veux pas me relever ? Mettez donc après cela des lampions sur la tête aux gens, de peur que tes voitures ne les écrasent, quand ils tombent aux coins des bornes pour avoir oublié de tremper leur vin ce jour-là : on ne m’y reprendra plus. Ingrat !