Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/58

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amour une pitié profonde ; car, elle exceptée, qui l’aurait aimé comme il fallait qu’il le fût ?

Qui l’eût consolé dans ses malheurs imaginaires, les seuls réels pour lui, qui ne vivait que d’imaginations ? Qui l’eût rassuré, soutenu, exhorté ? Qui eût calmé cette exaltation maladive qui touchait à la folie par plus d’un point, en la partageant plutôt qu’en la combattant ? Personne, à coup sûr.

Et puis lui dire de quelle manière il pourrait la voir, lui donner elle-même les rendez-vous, lui faire mille de ces avances que le monde condamne, l’embrasser de son propre mouvement, lui en fournir l’occasion quand elle la lui voyait chercher, une coquette ne l’eût pas fait ; mais elle savait combien tout cela coûtait au pauvre Onuphrius, et elle lui en épargnait la peine.

Aussi peu accoutumé qu’il était à vivre de la vie réelle, il ne savait comment s’y prendre pour mettre son idée en action, et il se faisait des monstres de la moindre chose.

Ses longues méditations, ses voyages dans les mondes métaphysiques ne lui avaient pas laissé le temps de s’occuper de celui-ci. Sa tête avait trente ans, son corps avait six mois ; il avait si totalement négligé de dresser sa bête, que, si Jacintha et ses amis n’eussent pris soin de la diriger, elle eût commis d’étranges bévues. En un mot, il fallait vivre pour lui, il lui fallait un intendant pour son corps, comme il en faut aux grands seigneurs pour leurs terres.