Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/138

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mées pour elle désormais. L’idée que j’aimerais un jour, qu’un homme m’arracherait d’auprès d’elle, et me tromperait peut-être, la plongeait dans des accès de désespoir. Sa santé avait été détruite ; toujours elle fut souffrante. À trente-quatre ans, elle mourut. J’avais douze ans alors. Quelques jours avant sa mort, elle me fit venir près d’elle et solennelle, effrayante avec ses yeux caves et son visage livide, elle me raconta la lamentable histoire de sa jeunesse. « Maintenant, me dit-elle, je vais te quitter, te laisser seule, sans défense contre la perfidie humaine, si tu veux que je meure tranquille, il faut que tu me fasses le serment que je vais te demander : Lorsqu’un homme te dira qu’il t’aime, et que tu croiras l’aimer, imposez-vous une séparation de trois ans, sans entrevue, sans nouvelles l’un de l’autre ; si, après ces trois ans d’épreuve, vous vous aimez encore, peut-être vous aimerez-vous toujours. » Moi, au milieu de mes sanglots, j’ai juré. Trois jours de suite elle m’a fait répéter ce serment, et en mourant elle m’a dit une dernière fois : « Tu as juré, n’oublie pas ! »

— Mais, c’est insensé ! s’écria Adrien ; toute personne douée de bon sens vous déliera de ce serment, fait à une mourante peut-être en proie au délire ; à une femme dont la vie avait été empoisonnée, et qui voyait toute chose à travers le crêpe de ses malheurs. Non, c’est impossible ! Trois ans séparé de vous ! trois ans d’enfer, de désespoir ! tu es folle ! Je ne veux pas, voilà tout.