Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/197

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vre fille ; c’était le premier sans doute depuis bien longtemps.

Lucienne avait des larmes plein les yeux.

— Je vous en prie, madame, dit-elle à la voisine, allez chercher un médecin. On me dit que cette pauvre Marie n’est pas soignée du tout, et que son père la maltraite ; mais je ne bouge plus d’ici, et je vais tâcher de la guérir.

— Vous êtes une brave demoiselle, dit la paysanne, je cours chez le docteur et je lui dirai que, cette fois, on suivra les ordonnances.

Marie avait jeté à Lucienne un regard d’une inexprimable douceur, puis, lasse d’avoir parlé, elle s’était assoupie.

Lucienne ne pouvait revenir de sa surprise. Elle s’était assise au chevet de la malade et regardait autour d’elle, se demandant si elle était bien éveillée. Comment avait-elle pu si complètement oublier sa première enfance et le lieu où elle s’était paisiblement écoulée, tandis qu’on se souvenait si bien d’elle dans ce lieu même ? Une mémoire de trois ans est cependant déjà capable de retenir les impressions, et les premières tendresses que l’enfant éprouve pour ceux qui protègent ses premiers pas sont parmi les plus profondes ; mais, dans ces jeunes cerveaux, les souvenirs s’effacent si on ne les ravive pas de temps en temps ; et jamais on n’avait reparlé à Lucienne de sa nourrice, ni du village où elle avait bu les premières gorgées de la vie ; aucune parole, aucun objet n’étant