Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/117

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Être libre ! Moi aussi, j’y pensais pendant les longues journées où j’étais privé d’elle… Eh bien ! c’était facile ! il fallait nous échapper, nous enfoncer dans la forêt, ne plus revenir.

J’évitai de réfléchir à tout ce qu’un pareil projet avait de criminel, je repoussai toutes les objections qui auraient pu me venir, et, en quittant un jour le palais de Golconde, comme pour une promenade ordinaire, j’étais parfaitement décidé à ne pas y revenir.

J’atteignis la forêt, plus vite que de coutume, et je m’enfonçai dans des régions où nous ne nous étions pas encore aventurés.

Arrivé là, j’étais sauvé. Je savais bien qu’on ne viendrait pas nous poursuivre, car il n’avait pas plu depuis longtemps et la terre sèche ne gardait aucune empreinte de mes énormes pieds. Cependant, pour plus de sûreté, et pour dérouter même le flair des chiens je marchai pendant près d’une demi-heure dans le lit rocheux d’un ruisseau peu profond, et quand je remontai sur la terre opposée, je pus me dire en toute confiance que j’étais bien seul pour longtemps avec ma chère petite princesse Parvati.

Enfin ! j’avais donc quitté cette cour où tout me séparait de mon amie : le cérémonial, l’étiquette, les grandes fêtes officielles et les mille soins de toilette qu’elle était obligée de prendre à toute heure du jour afin de ne paraître jamais en public vêtue de la même robe.

Maintenant il ne serait plus question de tout cela. Elle allait vivre bien tranquillement, bien heureusement dans les bois, comme une petite anachorète, servie par un grand esclave blanc. Et je la servirais si bien, j’aurais pour elle tant de prévenances, tant d’inquiétudes, tant d’affection, tant d’amour !

Elle était si légère sur mon clos que je ne la sentais pas du tout, pas plus que si une mouche verte ou un oiseau bleu du Bengale s’était posé sur ma peau rude. Mais je l’entendais bien chanter et sa voix me ravissait. Elle chantait un récit très long et très beau que ses filles d’honneur lui avaient appris et qu’on appelait le Gita Govinda.