Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/13

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extraordinaires qui faisaient rire mes maîtres et épouvantaient les éléphants, mes compagnons, quand il leur était donné de m’entendre, car cela ne ressemblait pas plus à leur langage que, paraît-il, à celui des hommes.

J’avais près de soixante ans, ce qui est la fleur de la jeunesse pour nous, lorsque le hasard me permit d’apprendre à tracer des lettres et à écrire des mots que je ne parvenais pas à prononcer.

L’enclos qui m’était réservé, dans le palais de Golconde, et où j’étais absolument libre, était borné d’un côté par un mur de briques émaillées, bleues et vertes, assez haut, mais qui m’arrivait juste à l’aisselle ; je pouvais donc, si cela m’amusait, regarder par-dessus le mur tout à mon aise.

Je me tenais de préférence à cet endroit, à cause de grands tamariniers qui projetaient une ombre fraîche des plus agréables. J’avais beaucoup de loisirs, j’étais même désœuvré, car je ne servais plus guère qu’aux promenades ; mon bain pris, ma toilette faite, mon repas terminé, mes gardiens, ou plutôt mes serviteurs, faisaient la sieste, allaient voir leurs amis, se divertir avec eux, tandis qu’immobile sous les arbres, je méditais, repassant dans ma mémoire les aventures de ma vie passée.

Chaque jour, de la cour voisine, montaient des cris joyeux et des rires, qui me distrayaient ; puis le silence se faisait et une psalmodie monotone le rompait seul. C’étaient de tout jeunes garçons qui récitaient l’alphabet. Car une école était établie là.

À l’ombre des arbres, sur une pelouse recouverte çà et là de petits tapis, les enfants, coiffés de calottes rouges, se roulaient, folâtraient, tant que le maître n’était pas là. Dès qu’il paraissait, tous se taisaient, et lui, allait s’asseoir, sur un tapis plus grand, près d’un vieil arbre. Au tronc de cet arbre était fixé un tableau tout blanc sur lequel il écrivait à l’aide d’un morceau de vermillon.

Je regardais et j’écoutais, très distraitement d’abord, suivant surtout