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Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/139

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étendue dans son fauteuil de rotin, les regards fixés devant elle, ses petites mains comme crispées sur les bras de son siège.

Je crus comprendre qu’elle était surtout inquiète, impatiente ; elle semblait attendre quelque chose. Mais elle, qui d’ordinaire me disait toutes ses pensées, restait mystérieuse cette fois-ci.

Un jour je la vis dans la grande avenue de tamariniers, regardant avec une attention extrême un objet qu’elle tenait dans la paume de sa main ; elle l’élevait à la hauteur de ses yeux, l’approchait tout près, puis l’éloignait et clignait les paupières. Elle finit par laisser retomber son bras en courbant la tête.

Je m’approchai d’elle, et je vis qu’elle avait des larmes dans les yeux. Alors, poussant des cris plaintifs, je m’agenouillai devant elle, tâchant de lui faire comprendre combien je souffrais d’ignorer la cause de son chagrin.

Elle avait compris et me fit relever en me flattant doucement de la main.

— Je vais tout te dire aujourd’hui, Iravata, s’écria-t-elle. Si je me taisais, c’est que je redoutais d’énoncer des choses que j’aurais voulu laisser dans le néant ; les évoquer dans des mots, cela me semblait devoir leur donner une sorte d’existence, un commencement de réalité. J’attendais, j’espérais que tout cela s’évaporerait comme les nuages au ciel présageant un orage et qui se dissipent sans qu’il éclate. Maintenant, tout est certain.

Je tremblais d’angoisse en l’entendant parler ainsi et d’une voix si grave. Elle s’était assise sur un banc sculpté, en bois laqué rouge et or, et regardait encore cet objet caché dans sa main.

— Je suis princesse, reprit-elle. J’ai cru longtemps que cela signifiait que j’étais plus puissante, plus riche, plus libre que les autres mortelles. J’ai appris que ce n’est pas cela seulement. Nous nous devons, paraît-il, au bonheur du peuple, dont nous sommes les chefs, et notre devoir est, quelquefois, de leur sacrifier notre propre bonheur.