Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/142

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Le bonheur du peuple ! la sacrifier, elle ! Qu’allais-je donc apprendre ?

Tout à coup, elle ouvrit sa main, me montra un petit portrait encadré d’or et de diamants.

— Vois-tu, c’est un prince, dit-elle, examine-le bien… Cette face large, ce teint presque noir, sous le turban couleur de neige, cette bouche épaisse, surmontée d’une moustache ébouriffée, ces longs yeux à demi fermés, et qui ont un air si narquois. Tout cela constitue une figure qui ressemble peu à celle que je m’imaginais devoir être celle d’un jeune prince, et encore, ajouta-t-elle, il doit être flatté.

Elle élevait le portrait à la hauteur de mon œil droit, et je fermais l’autre pour mieux regarder.

Autant qu’un éléphant peut distinguer une peinture, et surtout d’après la description qu’en donnait la princesse, je reconnus que celle qu’on me montrait représentait un être très redoutable, un ennemi ; et, à peine avais-je aperçu cette image, que je pris en haine celui qu’elle reproduisait, sans savoir encore combien j’avais raison de le haïr.

— Ce prince s’appelle Baladji-Rao, dit Parvati, c’est le fils du maharajah de Mysore, celui qui, au temps de ma naissance, fit une guerre injuste au roi mon père, qui ne fut sauvé d’une mort honteuse que grâce à toi, mon cher Iravata. Eh bien ! vois combien est singulière la destinée des princes ! ce Baladji, fils de celui qui voulut me faire orpheline, on va me marier avec lui, pour rendre durable la paix entre les deux royaumes.

— La marier !

— Ce prince ne m’a jamais vue, continua-t-elle, je ne le connais pas, comment pourrait-il y avoir de l’amitié entre nous ? aussi ne s’agit-il pas d’amitié, mais de politique : je me dois au bien de l’État. Me plaindre serait indigne de ma noble origine, et de me voir triste, cela attristerait mes chers parents, qui semblent se réjouir de cette alliance.