Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


J’étais atterré. Je restai immobile et muet pendant quelques instants ; mais je ne pus me contenir, je me mis bientôt à trépigner en poussant des cris de détresse.

— Non, non, Iravata ! s’écria-t-elle, ne te désole pas ainsi, tes plaintes semblent exprimer mon propre chagrin et je ne veux pas qu’il soit exprimé, je l’étouffe en moi-même, je refoule mes larmes ; je veux être une fille vraiment royale, digne de la longue et double file d’aïeux, qui forme dans l’histoire une chaîne lumineuse, dont je suis le dernier anneau. D’ailleurs, on ne te séparera pas de moi, cela je ne l’accepterai jamais.

Ne pas me séparer d’elle quand déjà, libre encore, elle était si peu avec moi ! Ah ! pourquoi n’était-elle pas restée l’enfant sur laquelle je devais veiller ? … Être ensemble était alors un plaisir pour elle comme pour moi, tandis qu’à présent, je la sentais occupée de tant de choses qui ne me concernaient pas, distraite par tant de plaisirs où je n’étais pour rien ! Quand elle serait mariée, elle aurait une cour à elle, tout un palais à organiser et à diriger, qu’est-ce que je deviendrais, moi ? J’avais honte de gémir ainsi sur moi-même, et de ne pas penser à sa peine à elle ; mais un sentiment nouveau, dont je n’étais pas maître, s’éveillait et grondait en moi, une fureur, une haine farouche contre cet homme inconnu qui allait me prendre ma petite princesse.

Elle me défendait d’exprimer mon désespoir et il m’étouffait ; je n’avais pas une âme royale, moi ; je ne devais rien à mes aïeux, je n’étais qu’une bête des forêts, amenée par la fréquentation des hommes à penser et à souffrir, mais je ne savais pas encore, comme eux, dissimuler mes sentiments ; je souffrais, il me fallait crier, et puisque ma princesse ne le permettait pas, je m’enfuis tout à coup de sa présence, et j’allais, comme une bête blessée, me lamenter, sur la litière de mon étable.