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Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/155

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ment souffrir. Je n’aurais pas dû, en un tel instant, songer à de si viles préoccupations ; mais, je le répète, notre race supporte moins que toute autre le manque de nourriture ; et, durant ma longue vie, j’ai vu la douleur de tant d’hommes céder à la crainte de la faim qu’on ne m’en voudra pas, je l’espère, du sentiment que j’exprime.

Ainsi, j’étais très triste et j’avais faim. Je cueillais bien, çà et là, quelques feuilles à demi mortes ou quelques maigres herbes ; mais qu’était cela pour me rassasier ? Et je me désespérais, quand je reconnus en des bruits assez lointains qui me parvinrent, la sonorité des barrits ; et je repris un peu d’espoir.

— Ces éléphants que j’entends barrir sont, sans doute, des éléphants sauvages ; j’essayerai pourtant de les attendrir et, peut-être, voyant ma détresse, voudront-ils bien m’admettre dans leur harde.

Je tâchais ainsi de me rendre moi-même un peu de courage, et je marchai vers la partie de la forêt d’où j’avais entendu venir des cris d’éléphants ; parfois de nouveaux cris m’arrivaient, et, ainsi guidé, je découvris, au bout d’un assez long temps, une clairière autour de laquelle étaient accroupis une vingtaine de grands éléphants.

Au milieu de la clairière s’élevait un gros tas de fruits et de légumes frais. Les éléphants, à la nuit, s’éparpillaient dans les champs et les vergers voisins de la forêt, et là, pillaient ce qui était nécessaire à leur nourriture. Au retour, ils rapportaient ce qu’ils n’avaient pu manger et mettaient en commun leur butin. Je les voyais en jouir tranquillement. De temps à autre, l’un d’entre eux allongeait la trompe, prenait quelques fruits ou quelques légumes et les mâchait lentement, l’air heureux et comme bien sûr que nul ne viendrait le déranger.

Plusieurs dormaient ; et pourtant, malgré l’apparence alors calme et pacifique de ces éléphants, on les sentait d’un caractère farouche et prêts à se défendre ardemment contre tout intrus ; aussi je tremblais en m’approchant d’eux.