Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/167

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plus fréquents et plus terribles, et pour moi que des coups et des humiliations. Souvent il s’en allait avec quelques autres, boire dans les tavernes qui avoisinaient le port, et je restais seul à attendre son retour. Il savait bien que je lui resterais fidèle.

Or, un matin, nous venions d’aider à décharger un assez gros navire de commerce et Moukounji m’avait laissé mangeant quelques légumes, et était allé boire, quand, au même quai, aborda un paquebot avec de nombreux passagers. Je me désolai, voyant que mon maître allait manquer une occasion de gagner peut-être quelques roupies ; et je ne pouvais me mettre à le chercher au hasard. Le plus sage parti était de l’attendre avec patience, et c’est celui que je pris. Moukounji pouvait venir à temps encore : pourvu qu’alors il ne fût pas ivre.

Je regardais donc les passagers qui débarquaient. C’étaient des Européens et surtout des Anglais, qui couraient çà et là, cherchant leurs paquets, interpellant les porteurs, ne se faisant pas comprendre, et ne comprenant pas ce qu’on leur disait. Le spectacle qu’ils donnaient me divertissait assez, et j’observais chacun attentivement, essayant de deviner, d’après son aspect et son air, comment il allait agir. Je ne fus pas long à remarquer, parmi ceux qui débarquaient, un groupe d’individus dont le calme contrastait avec l’agitation des autres. Ils étaient une vingtaine environ, à peu près autant d’hommes que de femmes, jeunes presque tous, et vêtus avec une correction et une élégance parfaites. Il ne semblait pas que le voyage les eût fatigués ; ils se rangeaient sur le quai, sans s’étonner de rien ; l’un d’eux, avec le plus grand flegme, passa, au bout d’un instant, la troupe en revue, et, ayant constaté que personne ne manquait :

— Nous pouvons aller à l’hôtel, dit-il à ses compagnons.

Puis, s’adressant spécialement à un jeune homme :

— Je vous prierai, monsieur Oldham, de vouloir bien rester ici, et de surveiller le débarquement de nos bagages.