Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/173

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et c’est parce que je la pratique, parce que j’ai supporté gaiement et résolument le malheur qu’aujourd’hui les dieux m’envoient un sort moins mauvais.

Il s’interrompait, dansait autour de moi, battait des mains, et il reprenait :

— Oui, oui, mon bon, la vie est instable comme le reflet de la lune dans l’eau ; j’aurais raillé celui qui, dans ma jeunesse, quand j’étudiais, à Lahore, les livres des sages, m’aurait dit qu’un jour je déchargerais des navires sur le port de Calcutta ; et, hier, j’aurais ri de qui m’aurait affirmé que ce soir j’appartiendrais à la troupe de M. John Harlwick, directeur unique du Grand Cirque des Deux Mondes. Et tout cela, pourtant, est arrivé.

Il m’embrassait encore, et il parlait toujours :

— Ô mon ami, mon sauveur, toi qui es peut-être Ganéça lui-même, oui, désormais, nous aurons un abri sûr ; nous ne serons plus exposés à coucher, par les nuits pluvieuses, dans les fossés des routes, et nous ne craindrons plus la faim. Nous vivrons heureux, mon ami, hébergés et payés par le bon M. John Harlwick, et peut-être avons-nous trouvé la fortune.

Et il racontait son entrevue avec le directeur du cirque :

— J’arrive à l’hôtel Victoria ; je demande M. John Harlwick, et l’on m’introduit auprès d’un homme jeune encore, mais grave, d’une gravité telle que j’avais peur, moi qui n’ai jamais tremblé : car, ainsi que l’a dit le sage, « dans la forêt, dans les bois aux chemins ardus, dans les rudes misères, parmi les troubles, sous la menace des épées, les hommes vertueux ne connaissent pas la peur ». M. Harlwick avait auprès de lui ce jeune homme qui m’avait parlé l’autre jour et qu’il appelait M. Oldham. En me voyant, M. Oldham dit à M. Harlwick : « Ah ! c’est cet homme dont je vous ai parlé, et qui possède cet éléphant si intelligent. » Et voilà qu’il fait ton éloge, racontant je ne sais quelle histoire où je ne comprenais pas grand’chose, où sans cesse