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Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/18

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vint à flotter sur mes membres comme un habit trop large, mais lorsqu’on parla d’interrompre les leçons, je poussai de tels cris de désespoir qu’il ne fut plus question de cela. On m’obligea seulement à espacer les heures d’étude, à me promener, et surtout à ne pas oublier de manger comme cela m’arrivait souvent dans la fièvre d’apprendre qui me tenait

Je fus enfin récompensé de mes peines. Un jour, je pus écrire le nom bien-aimé de ma princesse : il est vrai qu’il fut aussitôt effacé, tellement je noyai le papier sous un déluge de larmes.

À partir de ce moment, il sembla que des voiles s’étaient déchirés dans mon cerveau. Je fis des progrès rapides et avec une étonnante facilité. Ce fut au point que mon professeur ne parut plus être à la hauteur de sa tâche, et que l’on appela auprès de moi un très illustre brahmane pour achever mon éducation.

J’entendais dire que tout Golconde ne s’occupait que de moi, et que l’on s’attendait, le jour où je saurais écrire, à d’extraordinaires révélations sur les migrations successives de l’âme royale, peut-être divine, qui habitait mon corps d’éléphant.

Ce que j’écrivis fut simplement l’histoire de ma vie déjà longue, et que ma chère maîtresse ne connaissait pas en entier. Elle fut aussitôt traduite de l’hindoustani, dans lequel je l’avais écrite, en toutes les langues d’Asie et d’Europe, et vendue par centaines de mille volumes.

Cette gloire, qui me fit beaucoup d’envieux parmi les auteurs des différents pays dont les livres ne se vendaient pas aussi bien, ne me rendit pas orgueilleux. Ma récompense, ce fut sa joie et son émotion à Elle ; le reste du monde m’importait peu, car tout ce que j’avais fait, c’était seulement, uniquement pour Elle !