Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/53

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Ainsi harnaché, mon mahout qui, lui aussi, avait une cuirasse et pesait sur mon cou plus qu’à l’ordinaire, me conduisit au pied de la varangue du palais, du côté de la grande cour d’honneur, dans laquelle tous les chefs de l’armée étaient réunis.

Le prince Alemguir parut sous la varangue, et ses officiers l’acclamèrent en choquant leurs armes.

Il était magnifique dans sa parure guerrière : une tunique de mailles d’or sous une légère cuirasse constellée de pierreries, un bouclier rond qui éblouissait, et un casque damasquiné avec un diamant pour cimier.

Debout, sur la plus haute marche, il harangua les guerriers, mais je ne savais pas encore l’hindoustani et je ne compris pas ce qu’il disait.

Au moment où il descendait pour se mettre en selle, la princesse Saphir-du-Ciel, suivie de toutes ses femmes, s’élança hors du palais et se jeta dans les bras de son mari en sanglotant.

— Hélas ! criait-elle à travers ses larmes, que vais-je devenir séparée de toi ? Comment supporterai-je les angoisses continuelles de te savoir exposé aux blessures et à la mort ? L’héritier que nous attendions, dans la joie et dans les fêtes, viendra au milieu des pleurs et du désespoir, il naîtra orphelin, peut-être, car, si le père est tué, la mère ne survivra pas !

J’écoutais cela le cœur serré, sous ma carapace, et le prince, très ému, retenait ses larmes. Il fit un effort cependant pour se maîtriser et répondit avec calme :

— Chaque homme se doit à son pays et le prince plus que tout homme. Notre honneur et le salut du peuple sont plus précieux pour nous que notre félicité même. Il nous faut donner l’exemple du courage et de l’abnégation, au lieu de nous laisser amollir par les larmes. Si la guerre m’est cruelle, et si je meurs, tu vivras, ma femme bien-aimée, pour élever notre enfant. Plus tard, nous nous retrouverons et nous serons éternellement heureux dans l’autre vie.

Il s’efforçait doucement de dénouer l’étreinte de ces bras délicats.