Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/71

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Les soldats de Mysore étaient parvenus à dompter leurs chevaux, et ils gagnaient sur nous rapidement ; mais c’était un autre danger qui m’inquiétait tout à coup : je sentais l’eau m’emporter avec une rapidité croissante, inexplicable, comme attirée vers un gouffre. Je me mis, par de vigoureux coups de pieds, à lutter contre le courant, à essayer de rebrousser chemin, mais je ne retardai que de bien peu la course qui devenait vertigineuse. Le prince partageait mon angoisse.

— Aide-moi, dit-il ; debout sur ton cou, je pourrai voir ce qui nous menace.

Je tendis ma trompe par-dessus mon front, et il s’y appuya pour se tenir debout.

— N’hésite pas, cria-t-il aussitôt d’une voix qui tremblait. Jette-toi sur le rivage où sont nos ennemis, la rivière tombe dans un abîme en une cataracte épouvantable.

De toutes mes forces je nageai vers le bord ; mais une force supérieure à la mienne me tirait vers la chute, dont nous n’étions plus déjà qu’à une centaine de mètres.

— Courage ! courage ! cria mon maître qui haletait.

Je fis un effort désespéré, tendant tous mes muscles, mettant en jeu toute la vigueur dont j’étais doué. Mais j’étais à bout d’haleine, étourdi par le grondement terrible et si proche de la cataracte, et ce tourbillonnement de l’eau qui brouillait la vue.

Je croyais bien que tout espoir était perdu et j’allais m’abandonner, quand je sentis le fond sous mon pied ! Cela ranima mon énergie ; en deux poussées je fus à quelques mètres du bord, debout sur un fond de roches solides, les flancs secoués par un essoufflement cruel.

Le prince, dont je sentais encore les membres trembler, me flattait de la main, me disant de douces paroles. L’eau, en courant, écumait contre mes jambes massives, comme sur les piles d’un pont ; mais elle ne pouvait plus m’emporter. Les soldats, avec des cris de joie, accouraient, nous visant tout à leur aise.