Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/91

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imprudemment des bords du lac. Comment ne la rappelait-on pas ? Je jetai un regard sur les femmes. Deux d’entre elles jouaient aux échecs ; toutes les autres, penchées vers l’échiquier, suivaient attentivement la partie, la discutaient avec volubilité ; elles étaient complètement absorbées et aucune ne prenait garde à celle qu’elles étaient chargées de garder.

Tremblant de colère, j’allais courir à elles et renverser leur échiquier, quand je vis Parvati tout au bord de l’eau et qui continuait à avancer. Le papillon s’était posé sur un lotus.

J’étais immobilisé par l’angoisse, mais elle ne fut pas longue : la petite princesse était tombée sans un clapotement, sans qu’un cri eût attiré l’attention.

En trois bonds, je fus à la place où elle avait disparu, au milieu des nénuphars et des lotus. Je fouillai l’eau avec ma trompe, dans l’enchevêtrement des tiges.

Un nuage de boue monta du fond, obscurcit tout, et les quelques secondes qui s’écoulèrent me parurent longues, horriblement.

Toutes les femmes étaient accourues, poussant des cris assourdissants, tordant leurs bras, déchirant leurs vêtements ! Il était bien temps, vraiment, et cela servait beaucoup ! J’aurais voulu les jeter toutes dans le lac.

Enfin, je saisis la pauvre petite princesse, je l’enlevai, inanimée, comme morte, noire de vase et toute ruisselante.

Les gouvernantes voulaient me la reprendre, pour dissimuler leur faute ; mais je voulais, moi, qu’elle fût connue, et, sans me soucier de leurs clameurs, je me mis à courir vers le palais.

C’était jour de réception ; Saphir-du-Ciel était dans la grande salle du trône avec des dames de sa suite et les courtisans. J’entrai sans hésitation, interrompant les conversations et les danses des bayadères, j’allai droit à la reine et je posai sur ses genoux l’enfant toute souillée de boue, sans souffle et sans mouvement.