Page:Gautier - Mémoires d'un Éléphant blanc, Armand Colin et Cie, 1894.djvu/95

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fut assez pour leur délier la langue ; c’était à qui parlerait, raconterait l’histoire, la vraie.

— J’écoute, dit le roi, et il désigna celle qui devait parler.

— Faites-nous grâce, ô roi très magnanime ! dit-elle ; nous sommes coupables. Voilà ce qui s’est passé : Ananta jouait avec Zobeïde une partie d’échecs, et le jeu se présentait d’une façon très extraordinaire. Toutes nous regardions du coin de l’œil, intéressées malgré nous, tout en surveillant la chère princesse qui cueillait des fleurs et nous les apportait. Malheureusement, nous engageâmes des paris et, au moment décisif, notre attention fut un moment tout entière captivée par la marche des pièces. Monseigneur l’éléphant blanc était là depuis longtemps, regardant par-dessus les buissons. Tout à coup, avec un grondement affreux, il s’élança, brisant les branches, écrasant les fleurs, et se précipita vers le lac, d’où, après quelques instants de recherche, il retira la princesse.

Le roi s’approcha de moi, les yeux pleins de larmes.

— Tu es vraiment notre bon génie, ô Iravata ! dit-il ; après m’avoir sauvé d’une mort honteuse, voilà que tu me rends ma fille ! Certes il n’est pas un homme au monde à qui je sois redevable d’une gratitude pareille à celle que je te dois. Que ces misérables femmes soient chassées et exilées, ajouta-t-il. Voilà bien la punition, mais comment récompenser dignement le sauveur ?

J’aurais voulu pouvoir parler, afin de dire que nulle récompense ne vaudrait pour moi le bonheur de les voir vivants et de vivre près d’eux. Saphir-du-Ciel pleurait à chaudes larmes, agenouillée devant ce gouffre d’eau qui aurait pu ne pas lui rendre son enfant. Tout à coup elle se releva, prit Parvati sous les bras et la tendit vers moi.

— Ô toi, mon aïeul inconnu ! s’écria-t-elle, toi, qui si manifestement nous protèges, accepte la garde de ma fille ; je te la confie, que toi seul veilles sur elle, et jamais alors l’angoisse ni l’inquiétude ne mordront mon cœur.