Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
178
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

tant, si la chose était à refaire, je voudrais encore vous avoir connu. — Vos rigueurs m’ont été plus douces que la passion des autres ; et, quoique vous m’ayez beaucoup fait souffrir, tout ce que j’ai eu de plaisir m’est venu de vous ; par vous, j’ai entrevu ce que j’aurais pu être. Vous avez été un éclair de ma nuit, et vous avez illuminé bien des endroits sombres de mon âme ; vous avez ouvert dans ma vie des perspectives toutes nouvelles. — Je vous dois de connaître l’amour, l’amour malheureux, il est vrai ; mais il y a à aimer sans être aimé un charme mélancolique et profond, et il est beau de se ressouvenir de ceux qui nous oublient. — C’est déjà un bonheur que de pouvoir aimer même quand on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans l’avoir eu, et souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment.

Théodore.

Ceux-là souffrent et sentent leurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent à quelque chose ; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un pôle auquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose à souhaiter ; ils se peuvent dire : Si je parviens là, si j’ai cela, je serai heureux. Ils ont d’effroyables agonies, mais en mourant ils peuvent au moins se dire : — Je meurs pour lui. — Mourir ainsi, c’est renaître. — Les vrais, les seuls irréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinte embrasse l’univers entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et que l’ange ou la fée qui descendrait et leur dirait subitement : — Souhaitez une chose, et vous l’aurez, — trouverait embarrassés et muets.

Rosette.

Si la fée venait, je sais bien ce que je lui demanderais.