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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

si élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie plus en fleur que l’aubépine de mai, toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient servir qu’à me mettre au-dessous du dernier des hommes !

Je voulais aimer. — J’allais comme un forcené appelant et invoquant l’amour ; — je me tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance ; j’allumais mon sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j’ai serré à l’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et qui m’aimait ; — j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dans un mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparût dans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà et là, à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû les passer dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendre digne d’être aimé ; — c’eût été sagement fait ; — mais j’avais des écailles sur les yeux et je marchais droit au précipice. J’ai déjà un pied suspendu sur le vide, et je crois que je m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau résister, je le sens, il faut que je roule jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s’ouvrir en moi.

Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figuré l’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. — Oui, voilà bien les insomnies charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les chardons sont des roses ; voilà bien la douce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d’un nuage doré et fait