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MADEMOISELLE DE MAUPIN.
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trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille où tinte toujours la dernière syllabe du nom bien-aimé, ces pâleurs, ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et glacée : c’est bien cela ; les poëtes ne mentent pas.

Quand je suis au moment d’entrer au salon où nous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telle violence, qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il ne s’échappe. — Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le chemin passe : il faut que le diable l’emporte ou que j’aie des ailes. — Rien ne peut m’en distraire : je lis, son image s’interpose entre le livre et mes yeux ; — je monte à cheval, je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle tiède qui m’effleure la joue. Cette image m’obsède et me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois pas.

Tu m’as plaint de ne pas aimer, — plains-moi maintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée ! — quelle passion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi ! — C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front. — C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y conçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est brouillé et renversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur de moi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, et il y a des moments il