Aller au contenu

Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
221
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

Quand j’y songe, je suis effrayé de la rapidité de cette décomposition ; si cela continue, il faudra que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront après moi, puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seul fait la différence du corps au cadavre. — Il y a un an, pas plus, j’avais encore quelque chose d’humain ; — je m’agitais, je cherchais. J’avais une pensée caressée entre toutes, une espèce de but, un idéal ; je voulais être aimé, je faisais les rêves que l’on fait à cet âge, — moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. Peu à peu ce qu’il y avait d’incorporel s’est dégagé et s’est dissipé, et il n’est resté au fond de moi qu’une épaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un succube ; — le monde de l’âme a fermé ses portes d’ivoire devant moi : je ne comprends plus que ce que je touche avec les mains ; j’ai des songes de pierre ; tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il n’y a pas d’air ni de souffle ; la matière me presse, m’envahit et m’écrase ; je suis comme un pèlerin qui se serait endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui se réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace. Je ne souhaite plus ni l’amour ni l’amitié de personne ; la gloire même, cette auréole éclatante que j’avais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la moindre envie. Il n’y a plus, hélas ! qu’une chose qui palpite en moi, c’est l’horrible désir qui me porte vers Théodore. — Voilà où se réduisent toutes mes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est mal. — Je verrais une belle femme, que je saurais avoir l’âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère et empoisonneuse, j’avoue que cela me serait parfaitement égal et ne m’empêcherait nullement de m’y