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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

complaire, si je trouvais la forme de son nez convenable.

Voici comme je me représente le bonheur suprême : — c’est un grand bâtiment carré sans fenêtre au dehors : une grande cour entourée d’une colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses d’orangers et de grenadiers posées alternativement ; par là-dessus un ciel très-bleu et un soleil très-jaune ; — de grands lévriers au museau de brochet dormiraient çà et là ; de temps en temps des nègres pieds nus avec des cercles d’or aux jambes, de belles servantes blanches et sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque amphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous un dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lion privé sous mon coude, la gorge nue d’une jeune esclave sous mon pied en manière d’escabeau, et fumant de l’opium dans une grande pipe de jade.

Je ne me figure pas le paradis autrement ; et, si Dieu veut bien que j’y aille après ma mort, il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. — Le paradis tel qu’on le dit être me paraît beaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans.

— Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre promise : c’est un rêve comme un autre ; mais il a cela de spécial, que je n’y introduis jamais aucune figure connue ; que pas un de mes amis n’a franchi le seuil de ce palais imaginaire ; qu’aucune des femmes que j’ai eues ne s’est assise à côté de moi sur le velours des coussins : j’y suis seul au milieu d’apparences. Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles