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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

— Ma foi, dit l’autre en continuant son idée, j’ai du malheur en tout. Messieurs, il faut que je vous confie sous le sceau du plus grand secret que moi qui vous parle, j’ai en ce moment-ci une passion.

— Oh ! oh ! firent les autres. Une passion ! cela est du dernier lugubre. Et que fais-tu d’une passion ?

— C’est une femme honnête, messieurs ; il ne faut pas rire, messieurs ; car enfin pourquoi n’aurais-je pas une femme honnête ? Est-ce que j’ai dit quelque chose de ridicule ?… Tiens, toi là-bas, je vais te jeter la maison à la tête, si tu ne finis pas.

— Eh bien ! après ?

— Elle est folle de moi : — c’est bien la plus belle âme du monde ; en fait d’âmes, je m’y connais ; je m’y connais aussi bien qu’en chevaux pour le moins, et je vous garantis que celle-là est une âme première qualité. Ce sont des élévations, des extases, des dévoûments, des sacrifices, des raffinements de tendresse, tout ce que l’on peut imaginer de plus transcendant ; mais elle n’a presque pas de gorge, elle n’en a même pas du tout, comme une petite fille de quinze ans au plus. — Elle est assez jolie du reste ; sa main est fine, et son pied petit ; elle a trop d’esprit, et pas assez de chair, et il me prend des envies de la planter là. Que diable ! on ne couche pas avec les esprits. Je suis bien malheureux ; plaignez-moi, mes chers amis. Et, attendri par le vin qu’il avait bu, il se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Jeannette te consolera du malheur de coucher avec des sylphides, lui dit son voisin en lui versant une rasade ; son âme est tellement épaisse, qu’on en pourrait bien faire des corps pour les autres, et elle a assez de chair pour habiller la carcasse de trois éléphants.

Ô pure et noble femme ! si tu savais ce que dit de toi, dans un cabaret, à tout hasard, devant des personnes