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Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/258

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MADEMOISELLE DE MAUPIN.

âme ! tes rameaux s’y étaient plus multipliés que les orties dans une ruine. Les jeunes rossignols venaient boire à ton calice et chanter sous ton ombre ; des papillons de diamant, avec des ailes d’émeraude et des yeux de rubis, voltigeaient et dansaient autour de tes frêles pistils couverts de poudre d’or ; des essaims de blondes abeilles suçaient sans défiance ton miel empoisonné ; les chimères reployaient leurs ailes de cygne et croisaient leurs griffes de lion sous leur belle gorge, pour se reposer auprès de toi. L’arbre des Hespérides n’était pas mieux gardé ; les sylphides recueillaient les larmes des étoiles dans les urnes des lis, et t’arrosaient chaque nuit avec leurs magiques arrosoirs. — Plante de l’idéal, plus venimeuse que le mancenillier ou l’arbre upas, qu’il m’en coûte, malgré les fleurs trompeuses et le poison que l’on respire avec ton parfum, pour te déraciner de mon âme ! Ni le cèdre du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le palmier haut de cent coudées n’y pourraient remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au cœur d’or !

Le souper se termina enfin, et il fut question de s’aller coucher ; mais, comme le nombre des coucheurs était double de celui des lits, il s’ensuivit naturellement qu’il fallait se coucher les uns après les autres ou coucher deux ensemble. La chose était fort simple pour le reste de la compagnie, mais elle ne l’était pas à beaucoup près autant pour moi, — eu égard à certaines protubérances que la soubreveste et le pourpoint dissimulaient assez convenablement, mais qu’une simple chemise eût laissé voir dans toute leur damnable rondeur ; et certes je n’étais guère disposée à trahir mon incognito en faveur d’aucun de ces messieurs, qui en ce moment-là me paraissaient de vrais et naïfs monstres, et que depuis j’ai reconnus pour de fort bons diables,